Camille, maître à « être »
Camille, maître à « être »

Camille, maître à « être »

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Camille, maître à « être »

par Claude-Hélène Desrosiers

Hier, je lisais un tweet que Bruce Perry, spécialiste américain du trauma, repartageait (il l’avait publié initialement en 2013). On y lit, sous une belle photo de paysage de montagne : « Une fois de temps en temps, nous avons tous besoin de prendre du recul, d’être immobile et de réfléchir à des choses plus importantes et plus persistantes que nos malheurs personnels» .

L’avènement de la COVID-19, le confinement, tout cela est venu bousculer nos habitudes, notre rythme de vie, nos modes d’entrer en relation même. En 2020, l’humain aime tellement être maître de son temps et de ce qu’il fait que cette pause forcée en a chaviré quelques-uns. Maintenant que je ne peux pas « faire » à mon goût, comment seulement « être »?

Pertes d’emploi, pertes de revenus; certains ont eu à faire face à des situations difficiles et stressantes. L’anxiété et la dépression ont augmenté depuis; les lignes d’écoute sont débordées. Il a fallu s’adapter et trouver de nouvelles façons d’organiser nos vies familiales. Et puis
tous les rendez-vous, médicaux et autres, comment faire? Pas de camp Papillon non plus comme d’habitude…

« Nous n’avons jamais été aussi seuls ensemble, ni si ensemble tout en étant si seuls et vulnérables », dit un médecin que j’aime beaucoup, Gabor Maté, dans un article du journal The Star. Des tragédies ont eu lieu, des personnes âgées mourant seules ou alors emprisonnées dans leur chambre, privées de leurs proches, des soignants débordés et traumatisés, des rituels funéraires repoussés ou alors permettant seulement la présence de quelques proches, ne pouvant même pas s’étreindre pour se consoler.

Ce temps d’arrêt a aussi apporté des bienfaits et des moments de beauté. Un repli dans le cocon familial, avoir enfin le temps de flâner ensemble, de jouer. Prendre de longues marches puisqu’il n’y a rien d’autre à faire… puis s’émerveiller d’un arbre. Constater la transformation de la nature de l’hiver en printemps, puis en été. Se gorger des premiers rayons de soleil chaud du printemps. Habiter davantage le moment présent. Puisque tout peut changer si vite.

J’ai un maître en la matière, c’est ma sœur Camille. Camille m’enseigne le temps complètement présent. Pas même 2 ans nous séparent. Ce qui nous sépare distinctement, c’est qu’elle a un troisième chromosome là où moi je n’en ai que 2. Camille a une vie simple, elle est la personne la plus simple, dans le sens noble du mot, que je connaisse. Elle voit tout en beau.

Mais il y a la « vitesse Camille ». C’est-à-dire, n’essaie pas de te presser, tout va être long. Elle a des manies, des façons de faire, et ça se passe comme ça.

J’ai eu la chance, l’automne dernier, de faire un voyage dans le sud avec ma mère et Camille, pour fêter ses 40 ans (à Camille, pas ma mère!). Je suis arrivée en voyage à bout de souffle, incapable de faire tenir toutes mes obligations dans mes semaines, drainée, mais incapable de ralentir. Camille ne s’impatiente pas de me voir impatiente, grognon, fatiguée, elle me force à m’arrêter. Elle me voit toujours belle, elle voit la vie toujours belle, elle me rappelle à chaque instant comme c’est beau, tout ce qui nous entoure.

« On est bien, hein? », qu’elle me disait avec un sourire béat. Il n’y a pas d’autre instant que celui de maintenant, avec Camille. On n’accomplit pas de prouesses, on ne « fait » pas beaucoup, mais on « est », beaucoup. À un moment donné, Camille avait eu trop de soleil, je la voyais devenir accablée, même si elle ne disait rien. Je lui ai dit : « viens, on s’en va à la chambre». On est allé se relaxer dans la chambre d’hôtel, j’ai sorti deux bouteilles de Coke bien froides et je lui offrais le paradis.

Camille a une déficience profonde, mais elle me fait toujours un câlin quand je suis triste, même si je souris, même quand personne ne s’en rend compte. Merci, ma Camille, de me montrer tant de choses, de me donner tant.

Ces derniers mois nous ont bousculés. Les moins fortunés qui ont souffert davantage n’avaient ni les repères habituels, ni le contact humain habituel pour y faire face. Toutes ces pertes étaient un véritable deuil pour certains. Vivre un deuil, de façon véritable, protège du trauma, dit encore Gabor Maté dans son article. Il y cite le psychologue canadien Gordon Neufeld qui dit : « nous serons sauvés par un océan de larmes ».

Oui, Bruce Perry a raison, il faut s’arrêter et se tenir immobile de temps en temps. Et voir plus loin que soi. Je crois qu’il faut travailler notre savoir-être et plus encore, notre savoir-être ensemble. Savoir que, malgré les mesures prises pour contrer la propagation de la COVID-19, nous sommes connectés, nous sommes liés, partageant une même humanité. Je nous souhaite de savoir prendre le temps d’être, de réaliser notre humanité commune et de poser un regard bienveillant sur soi et les autres. Comme Camille le fait si bien.

“Chaque être humain est une partie d’un tout que nous appelons Univers. Une partie limitée dans le temps et l’espace. Il s’expérimente lui-même, ses pensées et ses émotions, comme quelque chose qui est séparé du reste, une sorte d’illusion d’optique de la conscience. Cette illusion est une sorte de prison pour nous, nous restreignant à nos désirs personnels et à l’affection de quelques-uns. Notre devoir d’humains est de nous en libérer et d’élargir ce cercle en offrant notre compassion à toutes les créatures vivantes et à l’ensemble de la nature dans toute sa beauté.”
(Albert Einstein, The Einstein Papers)

CIté dans Neff, Kristin, S’aimer: comment se réconcilier avec soi-même. Belfond, Paris, 2013.

Cet article est tiré de notre Journal L’Éclosion, édition automne 2020.